0. Introduction
La relation entre Dieu et
l’humanité commence par une histoire d’amour : « Car Dieu a tant aimé
le monde qu’il a envoyé son fils afin que tout être humain qui croit en lui ne
périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle» (Jn 3, 16). En effet, Dieu a
appelé l’humain à l’existence dans une nature humaine et dans une humanité
admirables. Mais il faut dire tout de suite que le monde dans lequel nous
vivons n’est pas le paradis originel, ce paradis splendide où il se sentait
bien exister.
C’est aujourd’hui une
humanité blessée et marquée par le refus de Dieu. En témoignent au quotidien
les médias visuels qui portent directement dans nos maisons des scènes
bouleversantes de guerre et de violence, de famine et de pauvreté, de maladie
et de malaise, de catastrophes naturelles comme les inondations et les
tremblements de terre… Mais ce qui étonne le plus c’est que nous sommes
tellement habitués à tout cela que nous pouvons passer à côté des scènes les
plus horribles sans nous laisser toucher, sans nous sentir interpellés.
Malgré tout, Dieu demeure
un amoureux de la vie, un ami passionné des êtres humains. Il continue d’aimer
l'humanité, mais plus spécialement celui à qui il l'a destinée, l'être humain. Le
monde est la « passion » de Dieu. « Comment t’abandonnerais-je, Ephraïm ?
Mon cœur en moi se retourne et toutes mes entrailles frémissent » (Os
11,8). C’est un Dieu qui se laisse émouvoir par la misère de l’humain. Les souffrances du monde
sont ressenties par Dieu comme un coup au cœur. Son plus grand bonheur serait
que nous revenions à lui, à l’instar du fils prodigue. Car sa gloire c’est
l’homme vivant (cf. Irénée de Lyon).
A travers la naissance de
l’enfant Jésus au monde, c’est Dieu lui-même qui vient au‐devant de l’humanité blessée parce qu’il veut lui
manifester sa bonté et sa miséricorde. Jésus-Christ est en réalité, celui sans
lequel on ne saurait rien dire de Dieu[1]. Il
prend chair en Jésus pour venir à la rencontre de ses créatures que nous
sommes, non pas comme un juge redresseur de torts mais comme un donneur de vie
rempli de bienveillance et de miséricorde.
Car « Dieu n'a pas
envoyé son Fils dans le monde pour condamner le monde, mais pour que le monde
soit sauvé par lui. » (Jn 3, 17.) Et cette prévenance de Dieu sur la route
de notre humanité éclaire singulièrement cette volonté de proximité qui devrait
caractériser nos rapports interhumains. Car, à en croire Maurice Zundel,
« ce que l'expérience nous apprend, c'est que la foi la plus difficile, c'est
la foi en l'homme. Croire en l'homme: il faut pour cela une espèce
d'héroïsme »[2].
1. A la lumière de la
parabole du bon Samaritain
Notre réflexion, comme
l’indique bien son titre, s’inspirera de la parabole du Bon Samaritain. En
fait, cette parabole se compte parmi les paraboles les plus puissantes et les
plus personnelles du ministère pastoral de Jésus. Parabole puissante, elle
l'est dans la mesure où elle met à l’œuvre le
pouvoir de l’amour qui dépasse tous les credo et toutes les cultures et
fait d'une personne complètement étrangère notre prochain.
C'est également une
parabole personnelle du fait qu’elle décrit avec grande simplicité
l'épanouissement d'une relation humaine qui implique un contact personnel, y
compris d'ordre physique, au-delà des tabous sociaux et culturels. C'est finalement
une parabole pastorale, riche du mystère du souci de l'autre, enraciné au cœur
de la culture humaine. Bien plus, c’est une parabole essentiellement pratique.
Elle nous lance un défi: dépasser toute barrière culturelle et communautaire
pour aller et faire de même. Car, «la vocation des
chrétiens, c'est de partager généreusement cet amour sur les chemins divers que
parcourt aujourd'hui l'humanité, des chemins qui sont nouveaux et parfois
dangereux, mais toujours ouverts aux personnes en route...»[3]
2. Le souci du Royaume
Le souci d’hériter le Royaume se trouve être la toile de fond qui motive
la démarche de l’interlocuteur de Jésus. En effet, il est important de
mentionner, d’une part, que la parabole du bon Samaritain n’est pas seulement
une exhortation à se montrer bienveillant à l’égard de son prochain. Ce serait
une interprétation réductionniste. En effet, l’importance de cette parabole
réside surtout dans le fait qu’elle porte sur la vie éternelle, un sujet central
du christianisme. Cette remarque est nécessaire car on a tendance à l’enseigner
strictement du point de vue éthique, ou à la présenter simplement comme une
leçon sur l’obligation morale d’aider quelqu’un en difficulté.
D’autre part, notons que
le docteur qui interpelle insidieusement Jésus sur ce qu’il faut faire pour
hériter la vie éternelle et qui est le prochain, est un homme en quête de sens,
un chercheur de Dieu. Ceci veut dire que même aujourd’hui, malgré tous les
discours sur la sécularisation et le rejet de Dieu, il y a encore et peut-être
de plus en plus des gens qui veulent se reconstituer aussi bien humainement que
spirituellement. Mais comme dans toute recherche, on a parfois du mal à trouver
le vrai chemin.
Tout naturellement, Jésus
le renvoie tout d’abord à la lecture de la Loi, et plus spécialement du premier commandement
et, d’autre part, pour clarifier le concept de prochain, il recourt à une
histoire exemplaire où cet amour du prochain est bien mis en exergue. Car pour
Jésus, l’important n’est pas de savoir qui est mon prochain pour l’aimer, mais
d’avoir au cœur la disposition à s’émouvoir et de s’approcher de tout être
humain qui est dans le besoin et qui sollicite notre générosité. Malheureusement,
dans son illustration, Jésus va se servir d’un homme dont l’identité est
controversée. Avant d’entrer dans le vif du sujet, disons un mot sur « les
Samaritains. »
3. Qui sont les
Samaritains (Lc 10, 30-37)
En fait, le mot «
Samaritains » désigne les habitants de la Samarie, un lieu géographique bien
déterminé. La ville de Samarie fut construite sous le règne du roi Omri (885-874
av. J.-C.). C'est lui qui donna à la ville le nom de Samarie (1 R 16,24). Plus
tard, Samarie désignait toute la région géographique. C'est ainsi qu'au temps de
Jésus, la Samarie
constitue l'une des trois parties de la Palestine avec la Judée (au sud) et la Galilée (au Nord).
Bien qu'ils fassent partie
du peuple de Dieu, les Samaritains se distinguent nettement des autres Juifs.
Sur le plan historique, certains événements contribuèrent à séparer les
Samaritains des autres habitants de la Judée. L'opposition
s’amorce par le schisme de 935 av. J.-C. Le peuple hébreu se scinde alors en
deux: le Royaume du Nord et le Royaume du sud. Environ deux siècles plus tard, en
721 av. J.-C., les Assyriens s'emparent de la capitale de la Samarie pour mettre fin au
Royaume du Nord. À partir de cette date, la population samaritaine forme un
regroupement de gens constitué d'Assyriens venus repeupler la Samarie et d'Israélites
non déportés du Royaume du Nord. Ces deux groupes se mêlent l'un à l'autre et
il en résulte une « dilution » de leurs croyances religieuses respectives.
Deux autres faits
accentuent la division entre les Samaritains et les Judéens. D'une part, au VIe siècle
av. J.-C., les Samaritains se construisent un temple sur le mont Garizim. Ce
nouveau lieu de culte constituera un sanctuaire rival du temple de Jérusalem.
D'autre part, en 166 av. J.-C., des troupes samaritaines se joignent à l'armée
séleucide pour combattre Israël lors de la révolte des frères Maccabées: «
Apollonius rassembla une troupe importante de Samarie pour faire la guerre à
Israël» (1 M
3,10).
Au temps de Jésus, les
Juifs considèrent les Samaritains comme des hérétiques (ils ne reconnaissent
que les cinq premiers livres de la
Bible), des schismatiques pour avoir construit leur temple
sur le mont Garizim) et même comme des païens. Saint Jean dans son évangile témoigne
notamment de ces relations tendues entre Juifs et Samaritains. Ainsi, le
dialogue entre Jésus et la
Samaritaine rappelle que les Juifs n'ont pas de relations
avec les Samaritains (Jn 4,9). De plus, les Juifs emploient le terme «
Samaritain » pour injurier Jésus: « N'avons-nous pas raison de dire que tu es
un Samaritain et que tu as un démon? » (Jn 8,48). Cependant, dans l'évangile
selon saint Luc, Jésus rend hommage à un Samaritain. Il l’admire et va même
jusqu'à le présenter comme un homme plein d’humanité et de charité fraternelle (cf
Lc 10, 29 -37).
4. Le sens de la
parabole
La tradition théologique
et pastorale a lu dans ce texte un reflet de l’humanité blessée et abandonnée à
elle-même, et de la compassion de Dieu qui, à travers le Fils, se penche pour
la soigner. Cette interprétation se base sur une parole “saisi de compassion” qui
apparaît ici, comme dans le récit de la veuve de Naïm (Lc 7, 13) et pour le
même motif qui pousse le père du fils prodigue à accourir vers lui (Lc 15,20).
Cette interprétation si pleine de beauté et si suggestive est toujours valide
et montre comment vivre les sentiments mêmes du Christ, s’agenouiller comme lui
devant l’humanité blessée et violentée et secourir par tous les moyens les
blessés et les abandonnés qui gisent à “demi morts “ à la périphérie de notre
société.
L’expérience du Samaritain
c’est aujourd’hui cette espace immense, où vaquent à leur démence des hommes et
des femmes, des enfants et des personnes âgées, des marginalisés et des
déshérités qui portent dans leur corps “à demi-mort” les marques de la
souffrance que l’égoïsme et le manque d’attention ont imprimées dans leur corps
et dans leur âme. Ils sont innombrables les visages défigurés par la violence
et l’injustice : visages d’émigrants et de réfugiés en quête de patrie, de
femmes et d’hommes exploités, d’anciens et de malades abandonnés à eux-mêmes ;
visages humiliés par les partis pris raciaux ou religieux, visages d’enfants
traumatisés dans leur corps et dans leur esprit, visages défigurés par la faim
et la torture...
Par ailleurs, le vrai défi
consiste à se mettre en action, en donnant priorité à celui qui est dans le
besoin, aux personnes plutôt qu’aux affaires, aux itinéraires thérapeutiques
plutôt qu’aux normes sacrées qui très souvent font obstruction à nos élans de compassion,
comme cela est arrivé au prêtre et au
lévite. En fait, fidèles à la loi et à l’institution, il leur était
impossible de libérer l’imagination de la charité. Ils ont poursuivit leur
chemin afin de rester purs dans le sens légal et cultuel du terme.
C’est curieusement, celui
qui vivait la religiosité et le culte sous une forme pas correcte, voire
dépréciée par les chefs religieux officiels, qui s’est montré le seul capable
de vivre la charité. Libre des schémas sacrés extérieurs, il se laissa émouvoir
au plus profond de lui-même par « le regard de l’autre » (E. Levinas).
Lorsque les entrailles s’émeuvent, même les recours pauvres comme l’huile, le
vin, les bandelettes, se convertissent en signes de grande et profonde valeur.
Mais il faut surtout descendre
de la monture, signe de notre état privilégié qui nous sépare de tant de
personnes sans dignité, sans toit, sans avenir. Notre monde a aujourd’hui
besoin d’une communauté samaritaine, celle constituée ceux et celles qui
demeurent avec Lui et qui partagent sa compassion pour l’humanité. C’est ainsi
qu’émergera la vraie fraternité de Jésus dans un monde violent et injuste. À la
lumière de toute la vie de Jésus, et plus particulièrement à la lumière de sa
venue au monde à Noël, on comprend mieux qu’il est lui -même "le bon
samaritain" venu au secours de l’homme blessé.
5. Réajuster notre
regard et agir
Selon Ignace De La Potterie, « la
foi chrétienne est un chemin du regard… »[4]. Cela
signifie que pour avoir la foi, il nous faut apprendre à voir et cela signifie
que notre regard doit continuellement marcher, être en mouvement à la recherche
continuelle de Dieu qui est présent au cœur de l’histoire humaine. Et ceci est
très important car trop souvent notre foi se fixe au contraire sur des lois,
sur des préceptes, sur des schémas, sur des principes parfois sans un impact
visible sur le concret de notre existence. Quant à Dieu, Il se fait présent
dans ce qui est inédit, inattendu, dans ce qui va au-delà de nos
planifications.
Le fait que l’Evangile
décrit cet homme à terre comme à demi mort, c’est-à-dire entre la vie et la
mort acquiert une signification encore plus poignante. Ceux qui le voient ainsi
sont appelés à choisir s’ils veulent se ranger du côté de la mort et continuer
leur chemin sans s’occuper de lui, ou bien s’ils veulent se ranger du côté de
la vie et prendre soin de lui. Cet homme samaritain, s’étant approché de lui
semble vouloir lui dire : « je me range en faveur de ta vie ». Le
Samaritain c’est clairement la figure de Jésus Sauveur, expression parfaite de
la miséricorde de Dieu, qui vient guérir l’iniquité qui défigure le monde[5].
L’homme à demi-mort peut être
l’icône non d’un particulier, mais de la situation de peuples entiers qui ne
peuvent pas s’acheminer sur la voie du développement sans l’intervention
solidaire des autres pays. Notre réalité de crise socio-économique mondiale
nous appelle aussi à cette interprétation actuelle. Dans ces cas-là il faut se
demander qui sont les brigands qui ont dépouillé ces peuples pour les laisser
aux limites de la survivance. L’homme à demi-mort peut être aussi l’icône d’une
église aujourd’hui blessée en son intérieur par de nombreuses vicissitudes
douloureuses. Tout le monde, hommes, peuples, église, attend la rencontre avec
le Samaritain, une rencontre capable de redonner la vie.
Pour renaître nous devons devenir
capables de voir. Le malheureux qui se trouve dans la poussière de la route,
pour le prêtre et pour le lévite est un obstacle à éviter et une entrave pour
leurs projets, tandis que pour le Samaritain, il est un capital de grâces pour
un investissement en humanité. Le Samaritain vit l’homme blessé et à demi mort
et il s’approche de lui, c’est-à-dire qu’il se fait son prochain. Dès lors, se
demander « Qui est mon prochain ?» n’a plus de sens, il faut plutôt se
demander : « de qui dois-je devenir le prochain ? ». La réponse est
simple : de tout homme qui a besoin de moi, dans la situation réelle du moment
où je le rencontre.
Un homme on le reconnaît à
son regard. Nous devons donc apprendre à aimer par les yeux, comme le Christ le
faisait : «.Posant alors son regard sur lui, Jésus se mit à l'aimer...»
(Mc 10,21). Pour savoir voir comme Dieu, nous sommes appelés à regarder
vers Lui (Ps 33, 6). Devant les innombrables situations de nécessité et de
besoin qui accompagnent l’homme contemporain, notre cœur devient parfois petit
parce que nous nous sentons tellement impuissants qu’il devient plus facile
d’essayer de ne pas voir, de se tourner de l’autre côté, de trouver les
justifications les plus raffinées pour éviter de se sentir directement
interpellés par le regard de l’autre.
Conclusion
Enfin, la parole de Dieu
suscite toujours un mouvement de sortie de soi et d’accueil de l’autre.
Toujours, elle décentre l’humain et le déporte, au-delà de lui-même, notamment
vers les blessés de l’humanité, leur dévoilant ainsi l’universalité de l’amour
de Dieu. Finalement, il ne nous reste qu’à entendre et à mettre en pratique
l’appel de Jésus : « Va et toi aussi, fais de même » (Lc 10,37).
Mais il n’est pas toujours
facile de se laisser toucher par la misère d’autrui. Les évangiles montrent à
plusieurs reprises, comment il est parfois difficile de répondre positivement
aux appels de détresse. D’abord, on se
sent découragé lorsqu’on a le sentiment de ne rien faire pour notre prochain,
qu’il soit proche ou lointain, du fait qu’on n’a pas grand-chose à lui offrir
(Jn 6, 7). Pourtant, c’est ce peu qui servira à nourrir tout le monde.
L’essentiel s’opère au moment où l’on se sent impuissant. Car c’est justement
au moment où on a l’impression d’être inutiles et inefficaces que l’autre
perçoit et reçoit ce qui le redresse et le fait vivre.
Ainsi, l’autre que je
secours me renvoi ainsi à quelque chose
de ma propre finitude, de ma propre fragilité, en même temps qu’il me redit la
promesse que je vis moi-même. Du coup, il devient un défi à tous mes orgueils,
à mes solitudes, à mes suffisances. La vie pour tous renaîtra quand nous aurons
compris que nous ouvrir à Dieu c’est nous laisser caresser par la brise fraiche
et novatrice de son Saint Esprit, c’est ne rien tenir pour acquis, c’est plutôt
savoir que Dieu, dans sa miséricorde est capable de transformer notre vie et le
monde entier sans autre pouvoir que la force de son Verbe éternel dont nous
attendons avec joie la naissance.
Que ce verbe des lumières
vienne transformer notre regard sur l’autre et le monde qui nous entoure, afin
que son Règne soit effectif en nous et dans toute l’humanité. Bonne suite du
temps de l’avent et que le Dieu de miséricorde nous bénisse et nous
garde !
Sébastien
Bangandu, aa
[1] François Varillon, Beauté
du monde et souffrance des hommes, éd. Bayard, Paris, 2005, p. 322.
[2] Maurice Zundel, Vie,
mort, résurrection, Éditions Anne Sigier, 1995, p. 23.
[3]Card. PAUL POUPARD with MICHAEL PAUL GALLAGHER,
What will give us Happiness? Dublin, Veritas, 1992, p. 124.
[4] Ignace De La Potterie, Regarder
pour croire, tiré de : Il Sabato, 14.11.1992, n. 46, p. 60-65.
[5] Mgr Albert-Marie de
Monléon, Miséricorde, bonheur pour l’homme, éd. Lethielleux, Paris,
2011, p. 21.
2 commentaires:
Félicitations ! Profonde recherche qui invite à la réflexion en ce temps de l'Avant.
Merci infiniment, Papillon. C'est bien gentil de ta part. Profitant de Noël, à l'aube d'une année nouvelle, je voudrais te souhaiter santé, bonheur et prospérité!
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